Bucarest, Avril 2009, carrefour de mes errances à l’Est. A l’écho d’un souvenir gastronomique, mes pas me guident avec une déconcertante autonomie vers le restaurant des professeurs d’université, rue Dionise Lupu, où il y a dix ans j’aimais tellement m’attabler quand, après une matinée de déambulation forcenée ou à l‘affût, je trempais mes lèvres dans une première bière. Un des serveurs travaillait déjà là à l’époque mais son visage ne diffuse plus la gaîté dont je me rappelais. Il claudique légèrement comme si ses souliers, au lieu de s’être fait, lui sont devenus inconfortables. Je pose mon vieux Minolta cabossé sur la nappe blanche dans un geste habituel — sur le lieu de son commencement, mon odyssée semble vouloir prendre fin.
Mes détours autours de la capitale roumaine, Bulgarie, Macédoine, Bosnie et Albanie se télescopent en une seule destination : l‘Orient irrémédiablement. Chacune de mes escapades est un chaînon d’un même voyage éclaté et j’entrevois enfin quelque raison à tant d’intrusions dans ces contrées barbares.
Je me revois enfant en vacances avec mes parents en Yougoslavie, balayant de manière obsessionnelle les trottoirs du regard, car je collectionne les paquets de cigarettes — quand je partis me promener de mon côté, ce goût de collecter des reliques perdura avec la photographie. Ma plus somptueuse trouvaille resta cet étui de Lara souple et non froissé où figurait sur fond orange le portrait d’une femme au doux visage. De cette accumulation perdue de boites cartonnées pour la plupart aplaties me restent ce prénom et ce portrait. Trente et quelques années plus tard, via Internet, la pièce maîtresse de ma collection apparaît d’un claquement de doigts sur le fond lumineux d’un écran ; m’est stipulé que je peux me faire livrer une cartouche de Bosnie — la Yougoslavie s‘est depuis morcelée. Le grand mentor universel ravive ma mémoire tout en ruinant mes souvenirs.