POÏEZD-KA



Poïezd est la phonétique approximative du mot train en russe, Poïezdka celle du mot voyage. La langue russe rapporte les voyages aux déplacements en train, principal moyen pour traverser les vastes étendues du pays. Pour moi, au-delà de cette corrélation, et bien que le chemin de fer me semble être un bon viatique pour me rapprocher de mes fantasmes slaves, Poïezd-ka sonne et rappelle la clameur des lieux traversés. En outre, Poïesk signifiant recherche, ce titre énonce l’aboutissement d’une quête.
Les trains sont pour moi les mêmes, leurs compartiments couchette similaires, la senteur de naphtaline des draps, celle du mazout brûlé, la carpette élimée serpentant d’une extrémité à l’autre du wagon, le samovar à l’entrée, qu’ils quittent Moscou pour Thessalonique ou pour Vladivostok, Kiev pour Kharkov ou pour Dnipopetrovsk.
Quelle importance que ma destination fut Kharkov plutôt que Kharbin comme dans le poème de Blaise Cendrars : La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France ? Nous transitons tous deux par Moscou.



Lorsque j’y débarque la première fois, l’Ukraine est indépendante et l’Union Soviétique disloquée. J’y débarque en effet, descendant à Odessa du ferry en provenance d’Istanbul, au pied du célèbre escalier. Malcolm Lowry m’invite dans le sillage de son personnage de En dessous du volcan. Son livre s’empare de ma spiritualité, combinant son venin à mes pérégrinations. Glissement de terrain et sensation vertigineuse, le Mexique se substituant à l’Ukraine, le Mezcal à la vodka.
"Le serpent vert" — nom que les Ukrainiens donnent à l’alcool en tant que fléau — s’insinue dans tout mon être. Delirium tremens et cris la nuit chez ma logeuse. Je suis venu, j’ai bu et je me suis perdu. Noyé dans un verre à peine commencé. Ivre mais délivré. M’habituer, m’habitumer, m’habiturer, m’abîmer.
A l’heure des fous tout le monde titube. Le quartier du marché Privoz est incandescent, névrotique, narcotique. Les paumés s’en donnent à cœur joie, à vif et sur les dents. Moment d’allégresse cependant quand la ville carnivore se referme sur moi. Dans le vieux corps de mon hôtel une femme hurle de bonheur, ou triche. Mes mains et mon regard soudain coupables. Murs inutiles qui ne cachent plus aucune émotion. Nu dans la pénombre de ma chambre obscure. Hors saison, hors sujet, hors jeu, hors de moi. Voyage échoué.